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Introduction
Le 19 février dernier, le chef de l’État français s’est déplacé à Mulhouse pour délivrer un discours sur la lutte contre le “séparatisme islamiste” et l’islam politique qui selon lui n’ont pas leur place en France. Il a annoncé la fin prochaine des “imams détachés” envoyés par d’autres pays et la mise en place d’une politique de formation d’imams en France et à la française. Ce discours, depuis éclipsé par l’actuelle pandémie, qui met le débat sur l’islam en France au second plan, et les intentions qu’il contient s’inscrivent en réalité dans la continuité d’une politique d’Etat qui vise à faire émerger un « Islam de France » indépendant de l’influence de pays étrangers, Moyen Orient et pays du Golf notamment. L’idée n’est pas nouvelle, et avait été évoquée par les gouvernements précédents, mais l’actuelle proposition se veut plus proactive et d’ores et déjà transposée en mesures concrètes. Toutefois, comme ses prédécesseurs, le président Macron se trompe s’il pense que l’essor d’un « islam français », au demeurant difficile à conceptualiser, suffira à régler un problème plus complexe, multifactoriel et plus profond qu’on ne le pense.
- La gestion de l’islam en France, un vieux débat que le présent gouvernement veut accélérer :
Pays de culture catholique autrefois considéré comme « fille aînée de l’Eglise », la France abrite depuis longtemps d’importantes communautés protestante et juive. Plus récemment, par le biais de la colonisation mais aussi et surtout du fait des mouvements migratoires à partir des années 1960, une large communauté musulmane s’est progressivement constituée en France. Or, la réalité de l’Islam de France est traversée par divers courants ethniques, confessionnels, sociologiques, entre autres particularités qui ne permettent pas d’homogénéiser les musulmans de France sous une seule bannière. Longtemps, jusqu’aux années 1990 la question de l’islam ne préoccupait guère les pouvoirs politiques. En effet, cet islam invisible et silencieux, dépourvu de toute tendance revendicative, n’attirait que peu l’attention. Mais avec le temps, l’installation définitive des musulmans en France, la naissance d’une conscience musulmane chez certains, les discriminations communautaires et racistes, le développement d’un islam radical à l’échelle planétaire et ses répercussions locales, et le fait que l’islam et les musulmans aient pris une certaine place dans les relations de la France avec certains pays, Algérie, Maroc, Turquie, ont fait de l’islam une question politique sensible et incité les autorités à réfléchir à une politique de gestion de l’islam en France. Mais si cette dernière est fondée sur de faux postulats, elle sera vouée à l’échec. C’est un gouvernement de droite qui le premier dote les musulmans de France d’une structure qui les représente. C’est en effet Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur sous la présidence de Jacques Chirac qui a mis en place le Conseil Français de Culte Musulman, CFCM, en 2003. Il est constitué des représentants de plusieurs associations islamiques aux tendances les plus variées, salafistes, islam politique et autres, dont certaines ont des liens avec des pays étrangers. Ce conseil devait être un interlocuteur pour faciliter le dialogue entre l’État français et les musulmans. Ces derniers, dont le nombre global varie entre 4 et 6 millions d’individus, mais ne constituant aucunement une communauté homogène, considèrent que la laïcité à la française ne leur permet pas de trouver leur place dans la société dont ils veulent faire partie à part entière. D’où le besoin d’un corps intermédiaire comme le CFCM.
Pourtant, malgré la sincérité sous-jacente du projet, cette initiative gouvernementale se heurte à la difficile mise en place d’une politique d’intégration des musulmans dans un pays où s’applique et s’impose avec force un modèle de laïcité, défini par la loi de 1905, à une époque où la question de l’islam ne se posait pas. Nicolas Sarkozy, devenu Président de la République en 2007, a poursuivi cet effort avec entêtement sans tenir compte de ces freins historiques. Et c’est sur ces fondements biaisés que tente de s’inscrire dans la continuité, le gouvernement d’Emmanuel Macron. Or, entre temps, le contexte a changé. Au plan international, la guerre en Syrie a engendré la mouvance terroriste DAECH dont la menace plane partout au-delà des frontières moyen-orientales. Ce terrorisme a lourdement et profondément touché la France en 2015 et 2016. Au plan national, la société française ne résiste pas vraiment à la vague populiste, qui se nourrit en partie de la peur de l’islam et de l’islamophobie comme bouc émissaire facile de dysfonctionnements, lacunes et inégalités intrinsèques à nos sociétés occidentales. C’est dans ce contexte inédit, qu’Emmanuel Macron, décide semble-t-il d’imposer par décret, aux forceps, une politique de formation d’un islam de France, qui sera difficile à mettre en œuvre sans concertation, dialogue et compromis.
2) Les trois mesures préconisées pour la création d’un islam de France
En partant du postulat que certains musulmans de France se radicalisent par le biais de liens avec l’étranger, le gouvernement cherche à limiter le contact entre « ses bons musulmans » et les « musulmans extrémistes de l’étranger ». Aussi, la première mesure met-elle fin à l’islam consulaire, c’est-à-dire à une politique de coopération religieuse avec les pays étrangers, consignée dans des accords bilatéraux pour accueillir des imams de Turquie, d’Algérie et du Maroc notamment. Désormais, la France entend former et fournir ses propres imams. Ces derniers devront être de citoyenneté française, parler le français, connaître et respecter les lois de la République. La seconde mesure annoncée, est la fin des chantiers de constructions de mosquée avec un soutien financier étranger, turc, saoudien, qatari, etc. Enfin, le Président a aussi décidé de supprimer les ELCO, c’est-à-dire l’enseignementde langue et de culture d’origine par des enseignants venus de de ces pays. Mis en place dans les années 1970, ces ELCO visaient à maintenir un lien avec leur pays d’origine, pour faciliter un éventuel retour.
3) Un objectif qui parait difficile à atteindre
Au-delà de la capacité à former un islam de France, le véritable objectif de cette réforme est de mieux contrôler ceux-là même qui ont le contrôle des communautés et influencent les consciences. Il ne s’agit toutefois pas de contrôler pour contrôler, mais de limiter le développement d’un islam extrémiste en France, qu’il soit salafiste, fondamentaliste ou djihadiste. L’objectif est légitimé par l’urgence de prévenir de nouveaux attentats sur son territoire. De plus, la France compte parmi les pays qui ont le plus de contingents djihadistes en Syrie. Aussi, pense-t-on dans l’entourage qui conseille le président de la République, que la réforme brisera l’influence extérieure extrémiste encourageant et embrigadant les candidats au djihadisme. L’erreur est grossière, fondée sur le nombre fantasmé et la fonction des imams en France et sur les liens qui les unissent à des structures extrémistes étrangères. Il y a en tout environ 2500 lieux de culte en France, incluant mosquées et salle de prière, où plus de la moitié des imams sont bénévoles, et seulement une partie de l’autre moitié vient de l’étranger. Or, rien ne prouve que l’extrémisme islamique qui sévit en France soit totalement imputable à ces imams étrangers. Comme dans tous les pays confrontés à la violence commise au nom de l’islam, réduire les contacts physiques entre personnes a ses limites pour deux raisons essentielles. La première, c’est que les contacts continuent sans restriction sur Internet et les réseaux sociaux numériques. La seconde, c’est que toute forme d’extrémisme peut germer en France sans incitation d’origine étrangère. Une bonne partie des prédicateurs de la violence au nom de l’islam sont nés en France, sont français et ils ne prêchent qu’en français, qui est souvent la seule langue qu’ils connaissent. De fait, former des imams en France, dans le cadre législatif contraignant de la laïcité à la française, ne suffira pas à se prémunir contre le salafisme et le fondamentalisme qui se développent davantage sur Internet que dans les mosquées, auprès d’imams auto-proclamés plutôt que des imams officiels.
Pour ce qui est de la construction de nouvelles mosquées, là aussi, on est dans une illusion. Certes c’est une bonne chose que de mettre les musulmans français à l’abri du clientélisme du salafisme du Qatar ou de l’Arabie saoudite, mais des fondations caritatives de ces pays peuvent encore financer d’autres types d’activités, culturelles et éducatives. Cette autre forme de soft power diffère peu finalement de l’influence islamique stricto sensu. De plus, s’interdire de financer la construction des mosquées par de l’argent étranger est une bonne chose à condition de pouvoir pallier par de l’argent public. Or, en la matière, les règles de la laïcité étant ce qu’elles sont en France, le pouvoir public dispose de peu de marge de manœuvre.
Enfin, quant à la suppression des ELCO, elle limitera les capacités d’interférence et d’ingérence de pays étrangers dans les affaires intérieures françaises. Certes, mais là aussi il ne faut pas se tromper dans l’analyse. Ce ne sont pas les ELCO qui freinent l’intégration de ces musulmans français d’origine turque, algérienne, ou marocaine, mais le manque de volontarisme dans la politique éducative de l’Etat. De plus, pour ces jeunes français issus de l’immigration, il serait bien utile d’enrichir leur expérience d’un enseignement dépassionné du pays d’origine sur lequel sans le connaître ils portent un regard quelque peu romantique et fantasmé, sans que cela n’aille à l’encontre de leur loyauté envers la France.
Au final, l’État semble excessivement préoccupé par le contrôle de l’islam en France. Les initiatives qu’il prend pour le contenir sont inappropriées car elles sont contraires à l’esprit de la laïcité qui ne permet pas aux institutions publiques de régir une religion. Ces mesures pourraient également s’avérer aussi contre-productives si elles étaient amenées à être perçues par les musulmans comme une volonté de les contrôler de façon discriminatoire, eux, plus que n’importe quelle autre communauté religieuse.
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Bayram Balcı, Ph.D. in political science and Islamic Studies at Universities of Grenoble and Aix en Provence. He wrote his doctoral dissertation on Turkish Islamic movements and their missionary activities in post-Soviet Central Asia. Further in his career, he was a scholar at the French Institute of Anatolian Studies in Istanbul and set up the French Institute of Caucasian Studies in Baku, while researching on relations between the Shia and the Sunni Muslims in Azerbaijan and in Iran. From 2006 to 2010, he was the director of the French Institute of Central-Asian Studies (IFEAC) in Tashkent. From 2011 to 2014, he was a visiting fellow at the Carnegie Endowment for International Peace in Washington, D.C. Bayram Balci’s current research focuses on Islam and politics in the former Soviet Union and on Turkey in its regional environment (Central Asia, the Caucasus and the Middle East). Since September 2017 he is director of the French Institute of Anatolian Studies in Istanbul. His most recent publication is Islam in Central Asia and the Caucasus Since the Fall of the Soviet Union, published at Hurst.